Jamie Smolen, University of Florida
Les festivités du Nouvel An sont terminées. Pour beaucoup, c’est un des meilleurs moments de l’année. Famille et amis se sont retrouvés dans la bonne humeur, autour d’un bon repas et, souvent, d’une grande quantité de boisson.
Les efforts de promotion intenses liés au réveillon laissent penser qu’alcool et fête sont faits l’un pour l’autre. Boire est en effet un moyen simple et rapide d’être d’humeur joyeuse. Et, par la même occasion, de prendre du plaisir. Il suffit en effet de deux verres de vin pour activer des processus neurobiochimiques complexes, qui déclenchent la sécrétion de dopamine, un neurotransmetteur essentiel. Au moment où la molécule de dopamine se fixe sur son récepteur, situé à la surface d’un neurone, on ressent une stimulation, que l’on recherche et anticipe avant même d’avoir fini le deuxième verre.
Malheureusement, certains ne s’en contentent pas et boivent jusqu’à l’ivresse. Ceux-là finissent généralement par s’attirer des ennuis. Car les effets sur leur cerveau ne se limitent pas à une agréable production de dopamine, comme chez les buveurs modérés. Au contraire, ils peuvent entraîner un penchant obsessionnel pour la beuverie, le fameux binge-drinking.
L’addiction n’est pas une « faiblesse »
Quinze ans de recherches sur les troubles liés à la consommation d’alcool et les milliers de patients que j’ai traités m’ont convaincu qu’il s’agit d’un problème de santé publique majeur, et souvent mal compris. Notre culture semble, enfin, ne plus considérer l’addiction à l’héroïne et autres opiacés comme une « faiblesse », et j’espère qu’il en ira de même pour les problèmes d’alcoolisme, bien plus répandus qu’on le pense. Si l’alcool peut donner l’impression de soulager le stress, son excès est pourtant responsable d’un décès sur dix dans la population active américaine.
Pour l’individu comme pour les proches, les conséquences du binge-drinking sont désastreuses : dégâts sur la santé physique et mentale, propagation de maladies infectieuses, diminution de la qualité de vie, augmentation du nombre d’accidents de la route, mauvais traitements infligés aux enfants, pour n’en citer que quelques-unes.
Quatre verres d’alcool en une seule fois
L’étude du cerveau contribue à expliquer ce comportement, même si l’entourage peut avoir du mal à le comprendre. Pour le gouvernement américain, le binge-drinking est avéré quand un homme consomme au moins cinq verres d’alcool (quatre pour les femmes) en une seule fois, au cours des trente derniers jours.
C’est une maladie touchant le cerveau, reconnue depuis les années 1950 par l’association regroupant l’ensemble des médecins aux États-Unis (American Medical Association). Les personnes affectées, victimes d’un dysfonctionnement des circuits du plaisir qui le pousse à vouloir absorber de plus en plus d’alcool, n’en sont pas responsables. Pourtant, ces buveurs maladifs sont souvent méprisés.
Globalement, quand il s’agit de maladie cardiaque, d’obésité ou de cancer, les citoyens sont prêts à s’informer et à changer leurs habitudes, par peur et par bon sens. En revanche, en ce qui concerne la prévention et les traitements contre la toxicomanie, ils ne sont pas aussi ouverts, malgré les efforts désespérés des chercheurs.
Grâce à la science, ces troubles sont suffisamment compris et expliqués pour être traités. On peut potentiellement sauver des vies et épargner aux millions de personnes touchées, ainsi qu’à leurs familles et à leur communauté, d’en subir les conséquences dévastatrices. Pour les scientifiques et les professionnels de santé, ce problème a acquis un caractère d’urgence.
D’abord l’ivresse, puis l’obsession
Le processus de dépendance à l’alcool s’installe en trois étapes : ivresse de la beuverie, effets négatifs du sevrage, puis obsession-anticipation.
Tout commence dans les quelque 86 milliards de neurones que contient notre cerveau. Ils communiquent grâce à des messagers chimiques appelés neurotransmetteurs.
Les neurones peuvent s’organisent en grappes et former des réseaux ou circuits, afin de mettre en œuvre des fonctions spécifiques telles que la pensée, l’apprentissage, les émotions et la mémoire. Le cycle de l’addiction perturbe le fonctionnement normal de certains de ces réseaux dans trois zones du cerveau : les ganglions de la base, l’amygdale étendue et le cortex préfrontal.
Ces perturbations empêchent l’individu de s’arrêter de boire en activant des mécanismes qui associent certains déclencheurs à la consommation d’alcool. Elles réduisent aussi la sensibilité du système cérébral, ce qui provoque une diminution du plaisir ressenti, et renforce l’activation des systèmes liés au stress. Enfin, elles diminuent la fonction des systèmes de contrôle exécutif, la zone du cerveau habituellement en jeu dans la prise de décision et la régulation des actions, des émotions et des pulsions.
Des systèmes de contrôle « piratés » par l’alcool
Ces réseaux, qui jouent un rôle critique dans notre survie, sont ainsi « piratés » chez les alcooliques, qui continuent à se saouler même après l’apparition des premiers effets nocifs.
L’intense plaisir procuré par l’alcool induit une forte motivation à se tourner, encore et encore, vers la beuverie. Ce qui commence comme une pratique sociale et récréative entraîne, par des processus neuro-adaptatifs, des changements dans la structure et les fonctions cérébrales. Le cerveau, malade, n’est plus en état de fonctionner normalement. La beuverie festive peut alors évoluer en une habitude de consommation quotidienne, chronique et incontrôlable. Ces adaptations neurologiques dysfonctionnelles persistent parfois longtemps après que la consommation a cessé.
Pendant l’ivresse, les ganglions de la base récompensent le buveur en sécrétant de la dopamine, ce qui lui procure des sensations de plaisir. Cette hormone, responsable du stimulus positif lié à l’alcool, génère le désir d’en consommer toujours davantage.
Lorsque le binge-drinking devient répété, le circuit de l’habitude est activé dans une autre partie des ganglions appelée le striatum dorsal. Celui-ci contribue au retour obsessionnel à la boisson. C’est pourquoi, quand un buveur passe devant son bar préféré, il ressent une envie irrésistible d’y entrer, même s’il s’est promis de retourner directement chez lui après le travail.
Moins de dopamine en cas de sevrage
En cas de sevrage, la capacité du système de récompense à produire de la dopamine est diminuée. Les plaisirs naturels – et sans danger – comme le sexe ou la nourriture, procurent donc moins de plaisir que l’alcool.
Une période d’abstinence sécrète des neurotransmetteurs du stress, tels que la corticolibérine et la dynorphine. Ces composés chimiques puissants provoquent des émotions négatives que le buveur associe au sevrage, ce qui le pousse à boire de nouveau, afin de s’en débarrasser et de déclencher la récompense associée à l’ivresse.
Après une période d’abstinence, parfois de quelques heures seulement, on entre dans le stade de l’obsession-anticipation, où intervient le cortex préfrontal, qui régit l’action et l’inhibition. C’est là que sont prises les décisions exécutives, comme la volonté de surmonter ou non l’envie de boire.
Réveil du désir d’alcool avec le stress
Quand le système d’action stimule le circuit de l’habitude, dans le striatum dorsal, le buveur cède à ses pulsions et ressent un besoin irrépressible – parfois même inconscient – de boire. L’activité de ce système peut être entravée par les circuits de l’inhibition, qui jouent un rôle essentiel dans la prévention des rechutes dans les moments où le stress réveille le désir d’alcool.
L’analyse de clichés pris par imagerie cérébrale montre que le binge-drinking peut perturber le fonctionnement de ces systèmes d’action et d’inhibition. Le buveur se montre alors à la fois impulsif et obsessionnel.
La science montre que ces troubles peuvent être soignés. Ainsi, l’agence américaine du médicament (FDA) a autorisé la commercialisation de trois médicaments. En France, de nouveaux traitements sont disponibles, le nalméfène (remboursé), le baclofène (recommandation temporaire d’utilisation) et l’oxybate de sodium (essai clinique en cours), comme l’indique le service alcool-info-service de l’agence Santé publique France. Il existe de solides preuves de l’efficacité des thérapies comportementales, et notamment des services d’entraide de type Alcooliques anonymes.
L’essentiel est de comprendre que l’alcoolisme est un trouble du cerveau qui provoque une maladie chronique, exactement comme le diabète, l’asthme ou l’hypertension. Quand ils bénéficient de soins complets et durables, les adeptes du binge-drinking voient leurs chances de rétablissement multipliées, et peuvent espérer rester sobres, du moment qu’ils s’engagent résolument dans cette démarche et dans un nouveau mode de vie.
Traduit de l’anglais par Charlotte Marti pour Fast for Word.
Jamie Smolen, Associate Professor of Medicine, University of Florida
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.