En maternelle, apprendre le numérique sans écran
Marion Voillot, Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI); Frédéric Bevilacqua, Sorbonne Universités et Joel Chevrier, Université Grenoble Alpes
« Devant un écran, l’enfant est passif. Il est médusé, littéralement, et il n’apprend rien » tels sont les propos d’une lucidité brutale que tient le neuropsychiatre Boris Cyrulnik dans une interview accordée au Monde, lors des Assises de la maternelle qui avaient lieu à Paris en mars dernier.
Notre société se numérise, ce n’est un secret pour personne. Nous sommes tous utilisateurs de ces (petits) outils qui ont bouleversé nos manières de vivre, de communiquer et même d’apprendre. Les enfants, et très jeunes enfants, en sont les premiers utilisateurs puisqu’ordinateur, tablette et smartphone font partie intégrante de leur quotidien. Les enfants de 1 à 6 ans passent en moyenne 4h10 par semaine sur le web selon l’UNAF (Union Nationale des Associations Familiales).
Le numérique est trop souvent réduit aux seules interfaces à écran devant lesquelles l’enfant agit de manière passive. Pourtant, les outils numériques sont bien plus complexes, les smartphones par exemple, sont équipés de nombreux capteurs pouvant mesurer le mouvement et les gestes. Voilà qui ouvre le champ des usages vers un nouveau numérique prenant en compte le mouvement du corps dans l’espace réel…
Remettre le corps en mouvement
Au CRI Paris, en collaboration avec l’IRCAM-STMS, nous explorons cet autre numérique qui fait du corps un médium d’interaction avec l’environnement digital. C’est ce « numérique sans écran » que mettent en avant les outils développés par l’équipe « Interaction Son Musique Mouvement » de l’IRCAM-STMS. Dans ces projets expérimentaux, le smartphone peut devenir un instrument de musique, un objet sonore qui réagit aux gestes de ses utilisateurs.
Lors de la Nuit blanche 2018 au CRI Paris, nous avons mis en place avec l’IRCAM-STMS, le scénario de La géante endormie. Dans ce récit interactif, les participants sont équipés de smartphones accrochés à leur main. Au fil de cette histoire, contée en voix off, petits et grands sont invités à reproduire les gestes dictés par des danseuses.
Les smartphones les traduisent en sons – à chaque geste correspond un son (résonance de pas sur le parquet, bruit de l’eau qui coule, gazouillement des oiseaux, etc.). Les participants doivent donc être précis dans leur mouvement afin d’animer l’histoire de manière cohérente. Par contagion du geste, l’interaction n’est plus verbale, elle est corporelle.
Dans nos travaux de recherche exploratoire au sein du Motion Lab du CRI, nous créons également des dispositifs numériques et tangibles. Chaque dispositif du scénario intitulé le « Chantier des sensations » est composé de plusieurs éléments intégrés dans des enveloppes textiles : capteur, source de lumière et batterie. Dans un premier temps, les enfants sont amenés à assembler les dispositifs afin d’apprendre les bases de la composition d’un circuit électronique.
Dans un second temps, ils recherchent les gestes précis qui mettront en action chaque dispositif – taper, souffler, secouer, caresser, humidifier. Le dialogue qui s’ensuit les invite à prendre conscience de leurs sensations (douceur, rugosité par exemple) et de leurs émotions (tendresse, colère, déception entre autres).
Un changement de paradigme
Passivité, utilisation individuelle, manque de créativité et absorption dans le monde virtuel sont les principaux reproches mis en avant par les acteurs de la petite enfance lorsque l’on parle d’éducation numérique.
Dans nos recherches, nous cherchons à inverser ce paradigme. L’utilisation n’est plus passive puisque l’interaction avec l’outil numérique est corporelle. Elle n’est plus individuelle non plus grâce à ces dispositifs de narration collective. La créativité se fait ici par le corps, et la précision de son mouvement incite au développement psychomoteur de l’enfant. De plus, la disparition de l’écran stimule l’imaginaire, dépassant le phénomène d’absorption dans le monde virtuel.
Ces scénarios mettent aussi en avant les valeurs portées par les pédagogies alternatives telles que Montessori, Decroly ou Reggio Émilia, c’est-à-dire le développement psychomoteur et perceptif de l’enfant, l’autonomie, l’investissement et l’entraide ainsi que l’exploration de l’environnement par le corps. Les pédagogies alternatives tout comme l’éducation numérique sans écran s’opposent au dualisme cartésien en replaçant le corps au cœur de l’apprentissage, une valeur fondamentale pour le développement du jeune enfant (Piaget Jean, Bärbel Inhelder (2012). La psychologie de l’enfant, Paris : Presses universitaires de France, 156 p.)
Des ressources pour l’école maternelle
Grâce à un processus de recherche à la fois théorique et appliqué, les scénarios sont élaborés en collaboration avec les professionnels de la petite enfance et testés dans les écoles maternelles.
En effet, bien que l’environnement des jeunes enfants se soit digitalisé, ce n’est pas le cas des écoles maternelles. La révolution numérique a laissé les enseignants quelque peu déconcertés puisqu’ils ne disposent pas des ressources suffisantes – outils, méthodes, environnements – pour préparer les enfants au monde actuel en changement permanent. C’est aussi pour cela que les technologies sont généralement perçues de manière négative dans l’éducation de la petite enfance.
Nos dispositifs ont pour objectif de soutenir les enseignants dans la transition numérique en les équipant de scénarios pédagogiques et numériques qui accompagnent leur pédagogie sans aliéner les outils et méthodes actuels. En inversant un paradigme « de l’école dans le numérique plutôt que du numérique dans l’école », nos travaux de recherche explorent comment rendre les enseignants acteurs et créateurs de l’éducation numérique.
Marion Voillot, PhD Student, Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI); Frédéric Bevilacqua, Directeur de recherche à l’IRCAM-STMS, Sorbonne Universités et Joel Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.